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CIA Ou KGB

Par Edouard Oppliguer

 

La guerre froide s’installait, dans le flou que l’on constate généralement au début d’une situation nouvelle. Les positions n’étaient pas nettement tranchées, comme elles allaient l’être bientôt ; cela laissait une modeste marge de liberté aux individus. Ce printemps-là, il y avait, à l’ONU, une conférence sur la forêt, les sujets n’étant pas aussi délimités, et attribués aux diverses branches de l’organisation, qu’ils le sont de nos jours.


Tirant le diable par la queue, c’était fréquent à cette époque, nous avions été tout heureux que je décroche, en remplacement très momentané, une place de chauffeur du représentant de la Roumanie. Un homme de grande culture, passionné de Goethe – et je me vois encore, à Lucerne, le pilotant vers la maison où Goethe avait séjourné.


En quelques jours, je devins plus secrétaire que chauffeur, élaborant ses interventions à partir des notes qu’il me fournissait. Ma familiarité avec la forêt me fut bien utile – je devrais dire notre familiarité, car Jacqueline, en bonne Morclanne (Morclans, gens de Morcles), a aussi la forêt dans le sang, si je puis dire. Les délégations, comme il est de coutume, donnaient des réceptions à tour de rôle.


Nous voici donc, une fin d’après-midi, chez les Soviétiques, à l’avenue de la Paix. Un grand calme, peu de voitures à part celles des invités ; devant l’entrée un seul gendarme, dans l’uniforme gris bleu de l’époque, avec le haut képi.


En haut le siège du CICR, en contrebas le Palais des Nations, au loin le Mont-Blanc rosissant peu à peu, encocher par le triangle sombre du Môle.


J’étais là à deux titres. Président de « Travail et Culture », j’avais reçu une invitation, et chauffeur du délégué roumain. Situation ambiguë, qui, aujourd’hui, au moment où j’écris, me fait penser à Robert Walser.


On raconte, mais ce serait à vérifier, qu’il lui arrivait de répondre à sa porte en valet de chambre, d’introduire le visiteur, de s’effacer, et de réapparaître en Robert Walser. Je circulais, bavardais en président, puis rejoignais mes confrères chauffeurs rassemblés derrière le bâtiment.


Un chauffeur des Soviétiques, qui avait été tankiste à Stalingrad, une énorme boîte de caviar à sa portée, posée sur un rebord de fenêtre, le servait à la louche aux collègues. Il proposait, pour l’accompagner, des rasades de Chianti, dont il raffolait! La conversation en une mixture de français, d’allemand, d’anglais, de russe n’était pas triste. Et pour moi, vision très terre à terre mais significative, la guerre froide prit tous ses effets quand les chauffeurs des camps opposés, sur ordre, ne s’adressèrent plus la parole.


Ce serait l’occasion d’étudier le mécanisme de la pression psychologique. Cela m’entraînerait trop loin, et nous en retrouverons quelques éléments. Réapparition en président de l’autre côté. On s’y amusait moins, naturellement. Mais si l’ambiance n’était pas chaleureuse comme chez les chauffeurs, elle n’était pas froide et gourmée comme elle allait le devenir bientôt.


Une belle jeune femme blonde, très élégante, tout en noir, robe ajustée et chapeau aux larges ailes, en bref Hadley Chase d’allure, était le centre d’un cercle d’admirateurs éclaboussés et charmés par la cascade de son rire. Ce milieu est très cancanier, peut-être le plus cancanier que j’aie connu depuis ma paroisse des Eaux-Vives. Les commentaires chuchotés allaient bon train.


Qui était-elle ?

D’où venait elle? Une simple resquilleuse peut-être ? – il y en avait toujours en ce temps, le contrôle, à l’entrée, était lâche. Une hypothèse finit par courir chez les plus avertis, ou se croyant tels : une fille de la CIA d’un côté ; une fille du KGB de l’autre.


L’une ou l’autre ?


Ou ni l’une ni l’autre ?


Ou les deux ?


J’entends encore ce rire en cascade, alors que le Mont-Blanc vire du rose au mauve. Si je me souviens de cette rieuse blonde, c’est, sans doute, que les femmes étaient rares dans ces réunions : quelques épouses, deux ou trois jolies secrétaires… On était encore en période qu’on appellera plus tard « macho ». A-t-elle vraiment disparu? Et je revois une scène, à Berne, au cours d’une autre réception. Assemblée essentiellement masculine, Max Petitpierre, le Conseiller fédéral, très entouré ; à l’arrière-plan, l’épouse de l’ambassadeur de Chine, dans une robe somptueuse, ce n’était pas encore le temps du bleu de chauffe, et Jacqueline, assises de part et d’autre d’un coffre, absorbées dans une partie de dominos.

 

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