top of page

La Vie Quotidienne

Par M. Roger Kehrer

 

Avant de poursuivre dans mes souvenirs personnels, je pense qu’il est bon d’exposer la situation générale à Genève et les habitudes de vie de ses citoyens, si différents des usages actuels. L’éclairage public électrique était relativement récent puisque datant de 1896. La première Installation fut faite pour le Pont de la Coulouvrenière, précisément inauguré pour l’Exposition Nationale la même année.


Si l’on en juge par une photo de la rue de la Corraterie de 1906, l’électricité n’a pas progressé immédiatement à la vitesse de la lumière, puisque l’on voit encore dans cette rue un réverbère à gaz avec des lampes électriques. Dans les maisons, les innombrables appareils dont nous disposons actuellement pour notre confort étaient encore inconnus et l’électricité servait essentiellement à l’éclairage. Et encore, je me souviens très vaguement de lampes à pétrole et de « becs Auer », ces manchons à gaz pour éclairer.


D’ailleurs, des années plus tard, lorsque le bavard que j’étais fatiguait trop mes parents, on me disait gentiment: « Allons, ferme ton bec, Auer ». Ajoutons que les « poires » (ampoules électriques) coûtaient très cher, soit près de 2 francs, et duraient moins longtemps que maintenant, et que l’on éteignait soigneusement la lumière en sortant d’une pièce pour économiser ampoules et courant Je me souviens de notre premier fer électrique à repasser — une nouveauté coûteuse et merveilleuse — remplaçant les deux ou trois fers ordinaires utilisés jusqu’alors, que l’on mettait à chauffer dans le four du fourneau potager.


Je n’aurais garde d’oublier de mentionner les fers à repasser plus hauts, comportant un logement dans lequel on mettait des braises et qui restaient aussi chauds plus longtemps.


A noter que des braises servaient également à remplir les bassinoires (sorte de poêles à long manche, avec un couvercle) que l’on utilisait le soir pour chauffer les lits. Ces deux Instruments ne se retrouvent plus guère que chez les antiquaires …


Poux les lits, on pouvait aussi mettre des briques vernissées à chauffer préalablement dans le four et les déposer ensuite, enveloppées d’un lainage, entre les draps.

Le potager figurait à l’époque dans chaque ménage, servant à la cuisson des aliments, bien sûr, et à la fourniture d’eau chaude pour la vaisselle et même les bains, que l’on prenait dans un grand baquet posé sur le sol de la cuisine, car les salles de bain n’existaient alors pratiquement pas dans l’habitat courant.


Pour l’eau chaude donc, dans le côté du fourneau, était installée ce qu’on appelait la bouillotte, près du four et du foyer. Cette bouillotte, contenant entre 5 à 10 litres, était munie à sa base d’un petit robinet (sans sécurité), cause de bien des brûlures pour les petits enfants qui passaient à sa portée!


Inutile de forcer la note pour dire ce que représentait pour la ménagère l’entretien du potager (bois et charbon) et son aspect extérieur. Mais oui, car on le cirait, en quelque sorte, avec un produit spécial afin de lui donner du noir et du brillant, et l’on faisait reluire aussi les poignées de cuivre ou de laiton avec le « Sigolin », qui existe encore je crois. Bien des ménagères consacraient même une journée spéciale à ce travail, qu’on appelait « faire les jaunes » à Genève.


Cette expression avait beaucoup intrigué ma mère à son arrivée à Genève venant de France, car en entendant une voisine lui en parler, elle avait cru qu’il s’agissait d’une spécialité culinaire ! Donc, le jour en question, or frottait et astiquait le potager, les espagnolettes des fenêtres, les poignées de portes des chambres et de l’entrée, les casseroles, les appareils d’éclairage, etc. … car tout cela était en cuivre ou en laiton.


Pendant la saison froide, le potager restait allumé en permanence, jouant le rôle de chauffage pour l’appartement, toutes portes de communication ouvertes.


Quand on estimait qu’il « faisait bon », on pouvait jouir de quinze bons degrés! Dans des logements d’un confort supérieur, on trouvait le gros poêle d’angle en céramique (qu’on appelait « poêle catelles » à Genève), lequel dispensait dans les pièces avoisinantes sa chaleur toute relative par des ouvertures grillagées de côté.


Encore plus perfectionné, quelques appartements disposaient d’un vrai chauffage central avec radiateurs, mais alimenté par les soins du locataire qui devait entretenir son fourneau. Bien entendu, le chauffage central s’est ensuite rapidement répandu et, vers la fin des années trente, il était généralisé.


Un mot encore sur l’électricité: dans mon enfance, on ne trouvait pratiquement pas de prises murales; à quoi auraient-elles servi? Alors pour le fer électrique ou un très éventuel autre appareil, on utilisait ce qu’on nommait une « douille voleuse » c’est-à-dire l’équivalent d’une actuelle fiche double, mais qui, au lieu de s’enfoncer dans les deux trous d’une prise de courant, se vissait comme une ampoule sur la douille installée au bout du fil descendant du plafond. On dévissait d’abord l’ampoule, on vissait à sa place la « douille voleuse » – qui permettait d’y introduire une fiche de chaque côté — et l’on réintroduisait l’ampoule dans le pas de vis de la douille. Il faut encore préciser que le fil descendant du plafond était assez long (deux bons mètres au minimum) et était replié sur lui-même en passant par un contrepoids en porcelaine rempli de grenaille de plomb, avec un ressort, ce qui permettait d’allonger ou de raccourcir le fil, donnant une certaine liberté à l’appareil pour éclairer, par exemple un coin de la pièce.


Evoquons maintenant une corvée de l’époque: la lessive. Tout un événement! Elle se faisait au sous-sol, où était installée la chambre â lessive, avec un gros fourneau servant à chauffer un chaudron dans lequel on faisait bouillir le linge, avec du savon — et plus tard de la poudre à lessive — ainsi que — selon les cas — du « bois de Panama » ou de petites boules de « bleu » pour raviver le blanc du linge. A la place du simple chaudron, il y avait aussi des lessiveuses, soit d’énormes marmites zinguées, dans lesquelles était placé un tuyau vertical reposant sur un socle bombé et perforé au fond du récipient, comme dans certaines cafetières actuelles. L’eau circulait ainsi constamment, se déversant sur le haut du linge, évitant à l’utilisatrice de brasser sa lessive. Songez qu’ensuite venait inévitablement le rinçage, qui n’était pas une mince affaire …


On pense bien que l’ensemble des opérations pour la ménagère, qui avait en plus son fourneau potager à entretenir, les repas et le ménage à faire, représentait une énorme journée de travail. Le jour de lessive, il valait mieux pour le mari se faire aussi discret que possible et pour les enfants se montrer un peu moins turbulents que les autres jours!


Mais la fête n’était pas finie … La lessive rincée et essorée par de robustes torsions, il fallait la mettre dans une grande corbeille à linge en osier et … la monter jusqu’au galetas où était généralement disposé le « grenier d’étendage », c’est-à-dire simplement des fils tendus entre les murs. Quant j’étais petit, rares étaient les immeubles disposant d’un ascenseur.


Les premiers de ces engins n’étaient d’ailleurs pas électriques, mais hydrauliques. On entrait dans la cabine et on choisissait son étage en tirant sur le câble qui traversait la plate-forme de haut en bas! On peut imaginer quel plaisir c’était de monter 4, 5 ou 6 étages avec sa corbeille de linge humide. Et aussi imaginer le nombre de paniers de bols et de seaux de charbon, qui étaient nécessaires presque chaque jour pour les besoins du ménage (cuisine et chauffage) et qu’il fallait aller chercher à la cave et monter dans l’appartement.


Revanche de la maîtresse de maison: c’était le travail du mari et, lorsqu’ils étaient assez forts, des enfants. D’ailleurs, par commodité, mon père avait confectionné une énorme armoire avec une trappe en bas, baptisée « charbonnière » qui trônait dans la cuisine (elles étaient assez grandes à cette époque !) pour stocker le charbon, soit 3 ou 4 sacs que le marchand de charbon montait à l’appartement au lieu de le verser à la cave, où se livrait le reste de la commande.


On commandait le combustible (l’été, à cause du prix plus bas) une ou deux fois pour l’hiver, et le livreur, un sac de gros jute sur la tête, trimballait ses sacs de 50 kg de son char à la cave du client. Une anecdote à ce sujet: Mes parents, jeunes mariés, devaient commander pour la première fois leur combustible, et il s’agissait de 200 kg.


N’ayant aucune expérience, ces 200 kg leur parurent une montagne et, en prévision de la livraison, ils débarrassèrent pratiquement leur cave et demandèrent encore à une voisine s’ils pouvaient faire déposer une partie de leur charbon chez elle !


Vous devinez leur tête lorsqu’on leur amena les quatre malheureux sacs demandés …

En combustible d’appoint, certains ménages (dont nous) utilisaient encore les vieux papiers, journaux, cartons, etc. On déchirait le tout en petits morceaux, on mettait à tremper quelques jours dans tous les récipients possibles, on mobilisait ensuite toutes les forces disponibles pour pétrir de grosses boules genre boules de neige et on les mettait à sécher. On économisait ainsi un peu de charbon pour « tenir le feu ».


L’eau courante était installée presque partout; ce n’était pas la préhistoire tout de même! Mais les salles de bain étaient encore rares et souvent équipées de chauffe-eau à gaz assez rudimentaires, avec un système à veilleuse, cause de nombreuses et dangereuses explosions.


D’ailleurs, si l’on préférait renoncer à la veilleuse et l’éteindre, le danger était pratiquement aussi grand lors du ré-allumage … Que dire encore du confort? Il n’y avait pas de réfrigérateur, sauf dans les magasins qui en avaient besoin (boucheries, laiteries, cafés, etc.) et l’on gardait les aliments dans un froid tout relatif à l’intérieur d’un petit placard bas installé sous la fenêtre de la cuisine, rafraîchi par une ouverture grillagée aménagée dans l’épaisseur du mur extérieur.


On peut penser qu’en été ce n’était guère efficace. En hiver, on utilisait le froid naturel en posant les aliments sur le rebord extérieur de la fenêtre, mais gare aux coups de vent et aux bouteilles gelées!


Si l’on avait absolument besoin de glace, Il fallait aller en acheter un morceau au café ou chez le boucher, ou surveiller le passage de la voiture des « Glacières de Genève », attelée d’un cheval, qui distribuait à ses clients habituels ses gros blocs de glace taillés dans de longues barres d’environ un mètre de long et 20 cm. d’épaisseur, et obtenir du livreur complaisant un morceau pour son usage personnel. Et nous autres, les gamins, guettions aussi cette même voiture pour attraper — au vol ou même sur le sol — un éclat de glace lorsque le livreur utilisait son petit pic. Nous le sucions avec délice. Quelle gourmandise en été!


Pour les particuliers, le téléphone restait encore une exception. En 1920, il n’y avait que 9000 abonnés environ, et bien entendu en réseau non automatique, c’est-à-dire que l’on devait encore demander le numéro désiré au standard, où de nombreuses « demoiselles du téléphone » (comme on les appelait) jonglaient avec leurs fiches de connexion pour vous mettre en ligne avec votre correspondant. Le premier téléphone public fut installé à la place Longemalle en 1929.


La radio en était à ses débuts. Les plus « scientifiques » des gamins bricolaient, avec quelques fils, une boîte à cigare fournie par leur père, et quelques mystérieuses résistances, un poste récepteur à galène — probablement l’ancêtre du transistor — qui crachotait une bouillie de sons et couinements divers, au milieu desquels, de temps à autre et par miracle, on pouvait discerner quelques mots ou trois notes de musique! Et c’était alors la jubilation et le triomphe du bricoleur entouré de ses admirateurs …


Qu’en diraient nos cibistes d’aujourd’hui? Comme chacun le sait, cette invention s’appelait la T,S.F., la télégraphie sans fil.


A ce propos, je ne peux résister à citer, pour mes contemporains blasés par la progression fulgurante de la technologie, quelques « prophètes » dont la prose montre à quel point cette fin de XIXème siècle et ce début du XXème siècle pouvaient paraître invraisemblables par leurs multiples inventions: « Un certain M. Marconi affirme qu’il a mis au point un télégraphe sans fil, qu’il n’est pas impossible de retransmettre la voix humaine à distance et sans fil ! Est-ce un farceur, est-ce un tricheur? En tout cas, cette invention, si invention il y a, sera oubliée avant l’hiver prochain » (Morning Post, 1896).« Qui sera assez fou pour croire que l’on pourra retransmettre des image animées à longue distance? La télévision est irréalisable et inutilisable elle ira bientôt rejoindre la quadrature du cercle dans l’arsenal des folie évanouies » (Lloyd Georges, Daily Express, 1925). « M. Louis Lumière veut nous faire croire que son « cinématographe» pourrait divertir, à la rigueur même remplacer des spectacles et la vie de artistes sur scène. Que tout cela est fâcheux et ridicule! Pourquoi ne pas interdire aussitôt ces vagues inventions qui, de toute façon, disparaissent au bout de quelques mois ? » (Ludovic Halévy, propos recueillis par le Journal de Genève, 1895).


La T.S.F. me rappelle un souvenir personnel, celui du combat de boxe Dempsey (USA) – Carpentier (France) pour le championnat du monde qu se déroulait en Amérique en 1921. Nous autres gamins – et aussi beaucoup d’adultes — étions enthousiasmés par l’élégant boxeur français (champion d’Europe toutes catégories) et espérions sa victoire. Nous écoutions le reportage par T.S.F. sur la place des Alpes, mon quartier d’alors, grâce aux informations d’un poste récepteur (un vrai!) installé dans un logement voisin, fenêtres ouvertes.


Je ressens encore — aussi incroyable que cela puisse paraître — notre déception à l’annonce de k défaite de notre idole … On trouvait déjà en plus grand nombre des phonographes à pavillon, qu’il fallait remonter à la manivelle pour écouter les grands disques de cire 78 tours, avec la jolie étiquette représentant un chien écoutant la voix de son maitre (« His master’s voice »), la seule marque vraiment connue à ce moment-là. La photographie devenait populaire, grâce aux boxes Kodak la rendant enfin accessible à toutes les bourses.


Les rues étaient libres, ou à peu près, pour nos jeux, car on ne voyait encore que peu de véhicules: quelques camions à chevaux (ceux de Sauvin-Schmidt ont perduré au milieu du trafic jusqu’aux années cinquante !), les camionnettes électriques de la Poste, celles de la « Tribune » et de chez « Naville ». et aussi les « Glacières » dont j’ai parlé plus haut.

 

bottom of page